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Portrait d'un ami


Roman

narri  narri

Original: Ystävän muotokuva
Traduction: Léa de Chalvron et Gabriel Rebourcet
Editeur: Sand & Tchou (2001)
Collection: Riveneuve
Nombre de pages: 398 pages
ISBN: 2914214014
En allemand: Porträt eines Freundes


Pratiquant comme dans ses œuvres précédentes déjà un " sabotage délibéré de la réalité ", Pentti Holappa fait osciller le récit et la réalité entre le moi du narrateur, et celui du personnage qui se met à nu en compagnie de l'ami, l'artiste peintre, Asser Vaho.

Portrait d’un Ami est une description directe, précise et dénudante de la relation entre ces deux hommes, relation amoureuse d'un érotisme homosexuel in-ense, où la passion, la tendresse, l'extase intellectuelle et la cruauté cherchent à trouver leur place dans le même lit. Elle met à nu les tabous liés à cette sexualité et démontre que ce n'est qu'une petite zone dans le registre des sentiments. L'amour est plus qu'un acte. Or le narrateur ne laisse pas la moindre chance au lecteur de se faire voyeur, car sa puissante présence et la fraîcheur de ses commentaires retranchent tout mystère à la volupté: il donne de l'acte charnel la même illustration graphique que Léonard de Vinci dans ses dessins où paraissent les plus fins détails du corps humain.



Échantillon de lecture:

Lorsque j'ai rencontré Asser Vaho, nous venions tout juste d'avoir 20 ans. Il nous semblait que nous étions des hommes.
   A cet age on envoie les jeunes gens s'entretuer à la guerre. Là-bas, on libère l'assassin qui sommeille dans chaque garçon dès sa naissance. Pas besoin d'apprendre à tuer ou à violer. Nul savoir acquis ne se répand aussi vite.
   J'étais parvenu à publier une nouvelle et quelques poèmes dans une revue littéraire. Les éditeurs les plus vigilants avaient remarqué mon existence. C'est vrai. Après la guerre, la littérature était en vogue et les maisons d'édition cueillaient volontiers de jeunes talents pour leurs écuries. On faisait de mauvaises cueillettes, mais c'était un sport captivant, et bon marché.
   Dans son domaine, Asser m'avait déjà largement dépassé. C'était une comète. D'ailleurs, il n'avait pas grand chose à faire pour se forger une réputation. Il entrait dans une pièce, rien de plus, et les regards se tournaient vers lui. "Un talent, un vrai'', disait-on. En clair, il y avait chez lui bien plus qu'une fière stature, un beau visage, une démarche leste. On le sollicitait pour illustrer des livres et des revues - et on le payait.
   Tu vois bien que dès le début, il différait en tout de moi. Pour lui, tout était facile.
   C'est déjà un euphémisme de dire qu'il éblouissait son monde dès qu'il passait le seuil. A l'époque nous ne fréquentions pas les salons, mais on peut faire une entrée somptueuse même dans une turne d'étudiant, un bar crasseux, voire même dans les toilettes d'un restaurant.
   On était en pleine disette de l'après-guerre, en 1947, sombres années. Bien entendu, on craignait l'Union Soviétique, qui chaque jour humiliait les Finlandais, mais nous, les jeunes, nous pensions d'abord à nous-mêmes. Nous ne nous intéressions guère au monde extérieur, il n'y avait que nous et nos semblables. Les camps de concentration, les guerres nucléaires et les armes biologiques, nous bannissions tout cela de nos consciences
   Aux yeux de tous ces humains obèses et délabrés nous étions des moineaux gris plutôt touchants, sous-alimentés et pauvres. Evidemment, les filles inventaient toujours quelque chose de joli à se mettre, elles trouvaient des parfums pas chers, se poudraient le visage et mettaient du rouge à leurs lèvres, du moins pour aller au bal.
   Nous les garçons, nous portions des vêtements achetés avant-guerre, hérités d'un oncle ou d'un père, et réajustés tant bien que mal à notre maigre taille. Les haillons ne cachent pas la splendeur du héros. D'Asser, je veux dire.
   Il m’avait abordé au café de l'université, je feuilletais mes livres d'examens. Il fallait bien que je sorte de la cellule que je sous louais, au moins pour regarder d'autres camarades de mon âge puisque je n'osais pas m'approcher. Ca m'était presque impossible à l'époque, comme aujourd'hui encore. Mais tu me connais. N'est-ce pas?
   J'étais attablé près d'une fenêtre, et je ne prêtais pas vraiment attention aux autres étudiants. je regardais la tue Aleksanteri, brouillée de pluie. C'était l'automne. Un tramway grinçait en passant. Deux invalides amputés d'une jambe, plutôt jeunes d'allure, s'avançaient sur leur béquilles vers la Grand Place. On ne peut pas dire qu'ils se traînaient, même s'ils étaient peut-être un peu saouls. Chacun de leurs mouvements attestait de la souple coordination des muscles des bras et du tronc. C'étaient des athlètes.
   Voilà qu'une fois encore je pousse le moi d'aujourd'hui vers la même table, prés de la fenêtre, là où il y a presque un demi siècle un jeune homme était assis qui portait mon nom. je n'étais pas ce moi, même si je le nomme ainsi par souci de simplicité. Pas moi. Moi, moi. Que le diable l'emporte!
   Je le dis maintenant sans équivoque, le personnage du roman que je nomme Pentti Holappa, n'a rien à voir avec moi. je m'expose au déshonneur dans le seul but de protéger quelqu'un d'autre Un autre?
   Qui plus est, je te trompe aussi, toi et les autres, en me faisant jouer mon propre métier, celui d'écrivain.
   Supposons que le personnage de mon roman, Pentti Holappa, soit ornithologue. Il serait alors indispensable que je m'initie, au moins superficiellement, à la science des oiseaux, afin de pouvoir en décrire le plumage et le chant - cette dernière tâche me mettrait bien en peine, moi qui ne suis pas du tout mélomane.
   Je pourrais m'improviser ingénieur puisque pour les intellectuels, il n'y a pas de professionnels plus imbéciles. je pourrais faire l'idiot de bon cœur je serais comique, moi qui ne suis pas un humoriste, mais je me lasserais de ce rôle aussi, car même un ingénieur stupide sait un tas de choses qui pour moi relèvent de la mystique pure.
   Bien sûr, mes objectifs sont égoïstes. En me sacrifiant, en m'exposant à la méchanceté, je convoite aussi la gloire, ou ses restes, les reliefs d'un fastueux banquet qu'Asser m'aurait gardés.
   Le masochiste ne se contente pas de la seule douleur.
   Même les soi-disant amis intimes et les adorateurs d'Asser n'ont jamais saisi de sa vie, de son être ou de ses gestes, que l'ombre d'ombres projetées sur le mur de l'apparence.
   Pardonne moi! je progresse à tâtons.
   Je regardais donc ces deux jeunes hommes sur leurs béquilles. Dans les années d'après-guerre, il était fréquent de rencontrer dans les rues de la capitale de jeunes invalides de guerre, amputés d'une jambe ou d'un bras. On s'y habituait. Le spectacle le plus cruel était celui de ces visages bourrelés par des brûlures, surtout si la poudre avait laissé des taches noires sous la peau.
   Nous avons probablement tous une répulsion naturelle pour les difformités physiques. Inconsciemment, nous les interprétons comme des maladies, donc comme les signaux d'un risque de contagion. Lorsqu'ils se promenaient parmi les autres, les unijambistes et les manchots cachaient leur plaie sous leurs vêtements, c'est-à-dire qu'ils repliaient la jambe du pantalon ou la manche et l'attachaient avec une épingle à nourrice, car au début on n'avait pas assez de prothèses pour tout le monde. Dans les piscines et les saunas publics, on les voyait de temps en temps tout nus. Impossible de ne pas détourner le regard.
   J'avais le cœur aussi insensible que les jeunes en général je ne ressentais pas vraiment de compassion pour ces deux invalides de guerre à peine plus âgés que moi. A un moment, ils vinrent s'appuyer sous le porche de la banque en face, à l'abri de la bruine. Le premier sortit un paquet de cigarettes. A l'époque, on fabriquait des étuis tout en longueur, dans du carton robuste. Il en offrit une à son copain. Ils fumèrent ensemble.
   Eux au moins ils se tenaient compagnie. Moi, j'étais complètement seul.
   Je savais que derrière eux le mur était en granit rouge, mais dans la pénombre, il semblait juste sale. Des tramways passaient de temps en temps dans leur fracas métallique. A cette époque, les voitures particulières étaient rares.
   Mon estomac me torturait. J'avais constamment faim. Mon père était mort sur le front dès le début de la Guerre d'Hiver, en 1939, et ma mère, ma sœur et mon frère vivaient tous trois dans une pièce avec cuisine à Tampere. Ma mère travaillait dans une usine de lin, mon frère était peintre dans une usine d'aviation, et ma sœur ouvrière dans un atelier de couture. Ils m'envoyaient à manger, et un peu d'argent pour mon logement. J'avais mauvaise conscience. J'étais un privilégié. De quel droit?
   Je me débrouillais tant bien que mal pour survivre à chaque jour. je gagnais ma subsistance de base en distribuant des journaux avant l'aube, même si souvent les forces me manquaient. Mes études en pâtissaient. L'été je travaillais dans l'entrepôt d’un grossiste. Dans ces années-là la société n'aidait pas les étudiants, ni les plus démunis.
   Après la guerre, tous ceux qui avaient survécu ne demandaient qu'à vivre, à manger et à vivre. A l'époque, on ne vivait pas encore dans un village mondial, et peu de gens auraient pu imaginer vers quelle perdition le monde des hommes faisait route. On ne savait pas.
   Le regard perdu dans la rue Aleksanteri, je me rappelais ce qui m'était arrivé le matin même à la crémerie D'habitude, quand je voyais poindre les jours de famine, j'allais m'acheter une grosse miche de pain, ou je découpais une tranche chaque jour en guise de repas. je la mangeais avec de l'eau et quelques morceaux de sucre m'apportaient un surcroît d'énergie.
   La dernière fois que j'étais allé dans cette boutique, on m'avait fourré dans les mains une miche de pain sèche, et voila que la même vendeuse essayait de me rejouer le même tour. J’avais sans doute l'air tout timide et inoffensif, mais cette fois-ci je protestai. On me donna une miche fraîche au heu de la sèche mais devant les autres clients et à voix bien baute la vendeuse me prit à parti en me traitant d'enfant gâté. Elle pensait vraiment ce qu'elle disait Son fichu blanc en frémissait d'indignation.
   Je me sentis cruellement blessé, mais je pris mes jambes à mon cou.
   J'étais occupé à examiner ma blessure intérieure et à m'apitoyer sur mon sort quand, sans demander ma permission, Asser vint s'asseoir à ma table.
   Dois-je m'acquitter de cet incident en une seule phrase banale?
   Je vais tenter une voie détournée, le souvenir d'un film de jeunesse de Andrzej Wadja, dans lequel un bel ange tombait par le vasistas des toilettes, pour ravir l'âme d'une femme de ménage vers un monde de béatitude. A la manière de cet ange, Asser Vaho est lui aussi apparu dans "ma" vie.
   Du calme maintenant!
   Voilà un moment que nous ne disions rien. Mon moi était de mauvaise humeur.
   - Tu écris des poèmes n'est-ce pas ? dit Asser.
   Il avait vu ma photo dans le journal. Il était presque pardonné. je tentai de dissimuler mon ravissement.
   - Mais j'écris aussi de la prose, lui dis-je, - des nouvelles.
   - Formidable! dit-il. - Moi, je suis incapable d'écrire.
  Il ajouta qu'il était étudiant aux Beaux-arts, à l'Ateneum. Il voyait autour de lui des images, il lui en affluait de partout, mais il ne savait pas les dire avec des mots. Chaque tentative se soldait par un affreux fatras. Il parlait d'ailleurs comme ça sans queue ni tête.
   Il parlait incroyablement vite, c'est vrai, mais pas si mal à mon goût. Au contraire, avec éloquence. Pour ma part, je parvenais à grand peine à m'extirper les mots de la bouche un à un. A mes oreilles, ça ressemblait à un bégaiement.
   -Je ne suis pas un vrai écrivain, affirmai-je.
   Il me fallait bien jouer le modeste. je lui dis que je faisais des études de finnois, d'esthétique et de littérature contemporaine. J'ajoutai que c'était épouvantable. J'avais envie de dormir dès que j'ouvrais un livre de cours. Encore ne lui avouai-je pas tout de suite que je dormais peu, puisqu'il me fallait sauter du fit au petit matin pour distribuer les journaux.
   - Tu seras écrivain quelque chose de grand. Ca se voit tout de suite.
   Il prononça ces mots, et il n'avait aucune raison de me flatter. je savais que je ressemblais à une petite chose tout élimée mais peut-être y avait-il en moi quelque trait singulier. Une sorte d'aura ondoyant autour de moi, qui sait, je ne voyais rien.
   En tout cas, j'étais dévoré d'ambition. Aujourd'hui, avec le recul du temps, je le comprends vraiment.
   Dès l'age de seize ans, j'avais entrepris d'adresser mes poèmes aux journaux, on me les retournait à chaque fois. je ne me décourageais pas. Quelques années plus tard, les premiers poèmes furent acceptés par un hebdomadaire, et peu de temps après une de mes nouvelles remporta le premier prix d'un concours littéraire On publia alors ma photo dans un grand quotidien. Celle qu'il avait vue. Il aurait dû se souvenir que j'avais gagné un concours de nouvelles.
   J'avais besoin de reconnaissance. J'étais si seul, er Asser survint près de moi comme une apparition céleste Il m'éblouit dès le premier instant - m'éblouit c'est le verbe qui convient.
   - On ne peut pas tout exprimer avec les images, dit-il Prenons All Capone par exemple.
   Je ne comprenais pas ce qu'il voulait dire. Il fallait rire. Le gangster américain était mort l'hiver précédent.
   Asser prétendait que la vie du gangster était à l'image de toute notre époque mais une image qu'on ne pouvait dessiner ni peindre. Il fallait des mots.
   Nous vivons dans un monde d'assassins. Les assassins s'entretuent, mais le monde leur appartient. Si on ne rentre pas dans leur jeu, on reste un témoin passif
   - Tu veux parler des guerres? lui demandai-je.
   - Les guerres aussi, approuva-t-il avec un hochement de la tête.
   - Alors il est plus sage de rester un témoin passif, fis-je.
   On m'avait exempté de service militaire pour une petite lésion au pied. Les accords de paix imposaient à la Finlande de réduire son armée, et le moindre prétexte suffisait pour se faire réformer
   Il y allait aussi de mes convictions, je ne voulais pas apprendre à tuer. je le lui dis.
   - Tu as raison! cria Asser. - Je n'en attendais pas moins de toi.
   Peut-être avait-il lu ma nouvelle. C'était l'histoire d'un déserteur A l'époque le sujet brûlait encore les doigts. Pas question d'excuser les déserteurs -surtout si on n'était pas communiste.
   J'avais quand même gagné le concours de nouvelles. Ca ne semble pas logique.
   Asser était sous-lieutenant de réserve. Pour lui l'armée était un jeu de grands garçons. Evidemment, ça aussi c'était facile pour lui
   - La vie n'est-elle qu'un jeu? lui demandai-je pathétiquement.
    J'essayais volontairement de le provoquer, pour me faire valoir aussi.
    - Non mon garçon dit Asser, - sûrement pas.
   - Tu pourrais écrire l'histoire de ma vie, poursuivit-t-il.
   Vrai, c'est ce qu'il me proposa ! Curieux que je ne m en sois pas souvenu plus tôt je n'aurais pas eu besoin d'aller chercher un sujet pour ce récit. Il m'avait autorisé à écrire à son sujet, il me l'avait même demandé dès notre première rencontre. Nous en avions discuté un long moment.
   Attention!. Cette fois-ci, je crois que le mensonge est bien trouvé.
   - Y aurait-il matière à un récit ? lui demandai-je. Déjà ?
   - Assez pour t'effrayer, dit-il en gardant son air fatal.
   Il était sincère Ses yeux bleus éblouissants me dévisageaient me fouillant jusqu'au cœur La masse épaisse de ses cheveux blonds inondait son front, ombrant son regard.
   Puis il éclata de rire, er ce fut vite un autre homme. Sa bouche était épaisse sensuelle, mais il négligeait ses dents. Elles avaient jauni.
   Je ne fumais pas, je n'en aurais pas eu les moyens, alors qu'il allumait cigarette sur cigarette. De temps à autre, il se renversait en arrière et soufflait une série de ronds de fumée superbes.
   - Je te garantis que tu amasseras de quoi nourrir un récit affirma-t-il. C'est ma façon de vivre. Suis moi! Tu viens?